mercredi 28 juin 2017

Le héros de jeu de rôle d'héroic fantasy : une figure de liberté dans le déterminisme sociétal


Les jeux de rôles sur table et sur ordinateurs proposent aux joueurs d'incarner un personnage fictif parfois appelé héros. Celui-ci évolue dans un monde bien souvent fantastique. L'heroic fantasy est un univers classique pour les jeux de rôle dont l'influence est clairement médiévale teintée de magie. 
World of Warcraft en est un exemple évident : les joueurs doivent choisir le sexe, la race, la classe, l'apparence physique et le nom d'un personnage qui sera leur avatar lors de leurs aventures dans le jeu. 
Mais comment expliquer le succès de cet univers médiéval fantastique ? Compte tenu des caractéristiques sociales connues au Moyen-âge, quel est le statut de ce héros ? En quoi nous touche-t-il plusieurs siècles plus tard ? Quels thèmes sont-ils encore actuels aujourd'hui ? Que nous apprend-il de nos angoisses et de nos espérances contemporaines ? 
Ce texte propose de retracer l'origine du thème du héros de jeu de rôle et de le resituer dans le contexte socio-historique européen et américain. 

Notre première histoire, celle du jeu de rôle sur table, débute en 1971 aux Etats-Unis lorsque Gary Gygax et Jeff Perren écrivent les règles de jeu de Chainmail, un jeu de guerre avec figurines fortement influencé par le "Seigneur des Anneaux" de Tolkien (1954). Au-delà des règles de combat traditionnels, ils inclurent des éléments magiques et fantastiques influençant le cours des batailles. Trois ans plus tard, Gary Gygax et Dave Arneson envisagèrent que les figurines du wargame pussent vivre des aventures en dehors du champ de bataille et évoluer de manière personnelle. Ils écrivirent les règles d'un nouveau jeu : "Dungeons & Dragons" (D&D). Dans la première version du jeu (qui en connut beaucoup d'autres), les joueurs pouvaient incarner trois classes de personnages : le Fighting man (guerrier), le Magic User (magicien) et le Cleric (clerc). Les autres classes ne furent introduites qu'ultérieurement. 
L'histoire postérieure du jeu de rôle est évidemment très riche mais arrêtons-nous volontairement ici, au moment zéro de la naissance du concept car il y a déjà beaucoup de choses à en dire. 
En effet, le choix de la triade originelle n'est pas anodin et repose en grande partie sur une réalité anthropologique séculaire. De quelle réalité parlons-nous ?  

Notre seconde histoire commence au neuvième siècle après Jésus-Christ, siècle qui vit croître des seigneuries qui changèrent la configuration de la vie sociale du moyen-âge. C’est le château du seigneur qui devint le lieu central d’organisation du pouvoir, au détriment de l’empereur carolingien. Ce basculement du pouvoir marqua l’entrée dans le système qu’on a appelé féodal. 
Ce système féodal reposa durant plus de neuf siècles sur une organisation sociale rigide composée de trois groupes distincts appelés ordines par les évêques Gérard de Cambrai et Adalbéron de Loan (Beauthier, 2002, p. 82). 

  • D’abord les laboratores¸ c’est-à-dire ceux qui travaillaient, qui effectuaient les travaux manuels tels que les paysans et les artisans. Il s’agissait du groupe le plus fortement représenté (99% de la population) constituant une main d’œuvre non seulement bon marché mais également taxable. Ces travailleurs étaient peu voire pas du tout instruits et ne maîtrisaient nullement l’art de la guerre. Tout au contraire, il leur était formellement interdit de porter la moindre arme (autre qu’une fourche ou une pelle). Cette classe était particulièrement vulnérable aux attaques extérieures mais également aux décisions des nobles guerriers, dépositaires des lois, notamment de taxation (l’accès du meunier au moulin du seigneur nécessitait un paiement). Les possibilités de révoltes étaient par conséquent fort maigres. 
  • Les bellatores, c’est-à-dire ceux qui se battaient, appartenaient exclusivement à la noblesse héritière des comtes en charge de représenter le Roi sur son territoire. Suite à un processus d’émancipation progressif au fil des générations, cette noblesse s’appropria le pouvoir de décision et de faire justice. Le rôle des guerriers étaient d’assurer la protection du royaume et des sujets y habitant. Les taxes payées par les laboratores permettaient au seigneur de fortifier les défenses et d’armer les chevaliers. Les nobles était une classe minoritaire en nombre mais majoritaire en pouvoir. 
  • Les oratores, c’est-à-dire ceux qui prient, étaient les hommes et les femmes qui dédiaient leur vie à la vénération du dieu chrétien et qui adoptaient des modes de vie en accord avec des préceptes religieux. Certains prêtres appartenaient à des ordres séculiers (ils partageaient la vie quotidienne de la population) alors que d’autres appartenaient à des ordres réguliers (ils s’isolaient de la population et résidaient dans des monastères ou choisissaient un ermitage). Il s’agissait d’une caste relativement privilégiée qui vivait également d’une taxe perçue sur les travailleurs. Elle défendait les valeurs chrétiennes qu’elle était tenue de propager d’une manière ou d’une autre. Les oratores étaient responsables de la reproduction spirituelle alors que la reproduction biologique leur était interdite. En effet, mariages, plaisirs physiques et relations sexuelles leur étaient interdits afin d’être en congruence avec le martyr chrétien et d’écarter toute tentation pécheresse. Ils étaient donc considérés comme des êtres purs à l’abri des souillures du vice. Les oratores, contrairement aux autres classes, avaient accès à l’instruction et étaient chargés de la diffusion du savoir (religieux évidemment). Ils disposaient d’une immunité juridique particulière (le for) leur permettant d’échapper à la justice laïque (du seigneur). Ils ne pouvaient être condamnés que par un tribunal ecclésiastique. 

Cette triade, considérée comme une clé de voûte de l'équilibre sociale du moyen-âge par les érudits religieux de l'époque, ne fut fondamentalement remise en cause que lors des révolutions du 18ème siècle et fut ainsi maintenu de manière rigide durant plusieurs siècles. 

S'il nous vient l'idée de comparer les triades de nos deux histoires, que constate-t-on ?  

Premièrement que deux classes se superposent : le guerrier de D&D et le bellator d'une part et le clerc de D&D et l'orator d'autre part. Ces deux classes apparaissent ainsi comme des métaphores des deux pouvoirs qui régissaient la société médiévale : le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Ces deux pouvoirs ont toujours connus de fortes accointances mais également des oppositions. En effet, tout souverain était détenteur d'une légitimité religieuse apportée par l'Eglise. Cependant, dès lors que le pape romain se mêlait de politique, il existait des points d'opposition avec les seigneurs locaux, ce qui était susceptible de mener à des tensions voire à des guerres. Il existait en outre deux philosophies très différentes entre les deux classes : bataille, honneur et vengeance pour les bellatores, paix, sacrifice de soi et pardon pour les oratores. Le guerrier et le clerc renvoient donc à cette dialectique entre les coutumes barbares et les idéaux chrétiens. 

Deuxièmement, on constate que les règles de D&D ne permettent pas d'incarner un laborator mais bien un magicien.  
Gygax et Arneson ont ainsi mis à la trappe la classe la plus majoritaire de la société médiévale, celle que l'on appelle également le tiers état. On a envie de dire que c'est par magie qu'apparut en guise de remplaçant la classe du... magicien. Mais pourquoi ce scotome de la classe laborieuse ? Est-ce parce qu'elle était la plus asservie et donc la moins libre de changer son destin ? Les serfs et les artisans étaient bien souvent contraints de travailler continuellement pour assurer leur subsistance sans possibilité de se révolter ou de contester les obligations qui leur incombaient. Dans un contexte de jeu de rôle, le laborator n'aurait dès lors pas sa place en tant qu'acteur décisif et encore moins de héros susceptible de changer le cours de son destin voire le destin de la société. Cette idée n'est donc pas envisageable pour un paysan qui acceptait sa condition avec fatalisme 
Or, d'un point de vue métaphorique, le magicien est justement celui qui n'accepte pas la réalité telle qu'elle est. Il la transcende et y imprime la force de sa pensée. Le magicien crée du feu quand il fait froid, flotte au lieu de tomber, détourne les menaces par la pensée, comprends les écritures incompréhensibles, immobilise ses ennemis qui le menacent, etc. Le mage est celui qui défie les lois de la physique traditionnelle. Il refuse d'accepter la réalité afin d'avoir un rôle actif sur celle-ci. Il crée son destin au lieu de le subir.  

Consciemment ou non, Gygax et Arneson ont dès lors contesté la fatalité humaine afin de défendre le concept de liberté d'action. Le héros de D&D souhaite dépasser sa condition, faire des choix personnels, devenir célèbre voire riche et influer sur le cours des choses. Même les pauvres peuvent prendre leur destin en main ! 
Il s'agit d'une position philosophique libérale car le choix conscient en est la pierre de touche continuelle : chacun est susceptible de devenir ce qu'il veut à condition de le vouloir suffisamment.  Ceux qui n'obtiennent pas gain de cause s'y sont évidemment mal pris ou ne le voulaient pas suffisamment. 
Ce discours est récurrent dans la culture américaine post-révolutionnaire car la notion de liberté individuelle est une valeur supérieure dans la Constitution. D'elle découle le mythe du self-made man qui maîtrise son destin du début à la fin.  
Il faut toutefois souligner ici le contraste qui existe entre ce discours et celui de la société médiévale européenne. Pour le dire rapidement, il était exactement inverse. En effet, dans la triade de la période féodale, chacun devait occuper sa juste place et finalement, les bellatores et les oratores n'étaient pas beaucoup plus libres que les laboratores. Chacun était lié à de solides contingences qui les dépassaient (les mariages politiques en sont des exemples classiques). 
L'univers des jeux de rôle d'heroic-fantasy parviennent ainsi à opérer une greffe inattendue : celle du libre choix dans une configuration sociale qui ne la concevait pas. Il s'agit d'une relecture après-coup d'une période où le déterminisme existentielle était de mise.  
Faire entrer la lumière de la liberté dans les tréfonds d'un abîme de contingences...