dimanche 31 juillet 2016

Gul’dan ou l’échec du processus de socialisation

gul_danEn août 2016, Blizzard s’apprête à sortir une nouvelle extension pour World of Warcraft (wow) appelée « Légion ». Des histoires animées particulièrement esthétiques accompagnent la promotion de cette extension. Une de ces histoires relate le passé d’un des méchants principaux de l’univers de Warcraft, Gul’dan. Elle apporte un éclairage différent du personnage. Pour ce billet, nous nous intéressons principalement à cette histoire. L’histoire de Gul’dan est évidemment plus complexe lorsqu’on la prend dans sa globalité.

Gul’dan est un jeune orc chétif à la démarche bancale qui ne parvient pas à trouver sa place dans la tribu. Le chef de celle-ci le maltraite et décide de l’exclure du clan. Avant son départ, le chaman de la tribu l’invite à se rendre au trône des éléments, un lieu sacré. Gul’dan erre dans le désert, ressassant sa rancœur vis-à-vis de ses pairs. Il se résout à trouver le trône des éléments. Au comble de son désespoir, les éléments se manifestent, l’approchent… mais l’abandonnent aussitôt comme effrayés. Le désespoir laisse alors la place à la haine, une haine qui ouvre la porte à la gangrène, une énergie verte qui entre en lui. Renforcé par cette nouvelle énergie, il retourne dans sa tribu et décime chacun de ses membres, effaçant ainsi jusqu’à son souvenir.

Comme à l’accoutumée, nous allons nous intéresser à cette histoire afin de retracer les origines du mal. Quels sont les éléments biographiques qui mènent un personnage à devenir une figure machiavélique ? L’histoire de Gul’dan peut être vue comme une parabole du mal.

Elle commence par le rapport que le jeune entretient avec la société. De manière métaphorique, la tribu représente l’ordre social, ordre régi par des règles précises et surtout ancestrales. En effet, on devine que le fonctionnement de la tribu est héritier d’une histoire qui dépasse chacun de ses membres. C’est cette histoire qui est censée façonner le jeune enfant afin qu’il en introjecte les valeurs principales et qu’il puisse cohabiter avec ses semblables. Il s’agit du processus de socialisation qui permet à un individu de se sentir appartenir à un groupe social. Cette appartenance à deux fonctions principales : offrir une protection à l’individu face aux dangers extérieurs et soutenir son sentiment d’identité (par exemple en ayant une fonction précise pour le groupe). Pour Gul’dan, le processus d’appartenance groupale est mis en échec car il est porteur d’une tare physique qui l’amène à être l’objet de moqueries et de rejets. Depuis sa naissance, on devine ainsi qu’il se trouva confronté à la haine de ses proches sans contrepartie amoureuse (ses parents ne sont pas présents dans l’histoire). Or, sans être aimé, le jeune enfant ne peut pas reconnaître ce sentiment et ne pourra pas l’exprimer ultérieurement. En effet, aimer s’apprend alors que la violence est première. Pourquoi ? Parce qu’il existe des moments dans la construction du psychisme du jeune enfant. Dans une conception psychodynamique, le nouveau-né ne pense pas à proprement parlé. Le psychisme primitif est un amas de sensations éparses sans ordre ni liaison qui ne fait d’ailleurs nullement la différence entre ce qui est intérieur (le corps de l’enfant) et extérieur (le monde qui environne l’enfant). Le nouveau-né expérimente des sensations désagréables (par exemple la faim) et des sensations agréables (par exemple être rassasié). Ces sensations coexistent d’abord sans cohérence. Petit à petit, elles vont s’organiser et créer des liens plus cohérents. Or ce processus de liaison, le nouveau- né n’en détient pas la clé et la reçoit progressivement de son entourage proche. C’est cet entourage qui sera à l’origine de la mise en ordre des sensations et bientôt des pensées. La condition sine qua non de ce processus de liaison est l’existence de sentiments positifs ou, dit autrement, de l’amour : un nouveau-né que personne n’aime et dont personne ne s’occupe meurt rapidement.
Gul’dan n’est pas mort. Et pour cause, on ressent que le vieux chaman de la tribu l’a aimé a minima, a tenté de l’intégrer au groupe. C’est au moment où cette unique figure bienveillante l’abandonne que ce qui reliait Gul’dan à l’humanité vacille. Il va peut-être mourir. Les corbeaux le guettent. Il maintient toutefois l’espoir qu’il trouvera sa place dans un ordre cosmique plus large. Les quatre éléments représentent cet ordre au sein duquel il faut trouver sa place.

« Quel est le sens de ma vie ? Que fais-je là ? »

Sans plus personne pour l’aimer, il échoue à créer un lien avec cet ordre supérieur. Le processus de socialisation est mis une nouvelle fois en échec, définitivement cette fois. Le reliquat d’investissement positif avec le monde extérieur est envahi pour les affects destructeurs. La haine se déverse dans le psychisme. Or, celui-ci s’est nourri d’une conviction inébranlable : il est tout-puissant. Le triomphe narcissique est total… ou presque. En effet, pour parfaire cette toute-puissance, il ne reste plus qu’à transformer le monde extérieur pour qu’il soit conforme au monde intérieur. Il s’agit de l’étape suivante : prendre le contrôle de l’environnement afin d’éviter toute contradiction.

« Puisque je suis tout-puissant, je dois supprimer tout ce qui mettrait en péril ma toute-puissance. »

Gul’dan entreprend aussitôt d’éradiquer sa tribu. Et pour cause, un être tout-puissant ne peut concevoir avoir été créé par qui que ce soit d’autre. Il doit s’être auto-engendré lui-même et sera éternel. Il lui faut dès lors effacer toute trace de ses origines, tant au niveau matériel que mnésique : ceux qui l’ont engendré n’ont tout simplement jamais existé. Il se rend maître de sa propre histoire, une histoire inflative qui n’a qu’un seul dessein : rendre le monde extérieur compatible avec son psychisme, un psychisme hanté par la haine et la déliaison. Il s’agit d’un monde où il est seul, entouré d’objets qu’il doit contrôler.

Cette parabole de la haine permet de saisir certaines dynamiques psychologiques délinquantes. En effet, certaines personnes tentent constamment d’asservir le monde et les personnes à leurs désidératas et sont prêtes à les détruire s’ils leur échappent. Cette intolérance aux frustrations découle d’une toute-puissance psychique héritière des premiers moments de la vie psychique. Supprimer l’autre, c’est espérer supprimer la souffrance qui découle de la frustration.
Tout ceci nous permet de saisir l’importance des relations précoces que le jeune enfant et le monde environnant entretiennent. Ces relations doivent reposer sur des affects positifs d’amour susceptibles de permettre à l’enfant d’assurer une sécurité psychique de base et de s’aimer suffisamment. Pour s’aimer, il faut avoir été aimé. L’absence de ces relations positives marquent le psychisme au fer rouge et rendent le monde extérieur frustrant et menaçant pour l’individu.